Numérique : la ville sobre
De plus en plus, la notion de sobriété se pose comme une troisième voie pour les villes, à mi-chemin entre investissements massifs et décroissance.
Avec l’urgence climatique, de nombreuses villes à travers le monde multiplient les projets urbains pour réduire leur empreinte écologique, que cela passe par la réduction de la pollution ou encore du gaspillage. Plusieurs termes fleurissent pour les qualifier, de ville verte ou durable à la ville résiliente.
Différents modèles de gestion des ressources naturelles voient le jour pour penser autrement l’aménagement urbain et la gestion des services (eau, déchets, énergie). La plupart du temps, deux axes en ressortent : des programmes d’investissements à grande échelle dans de vastes systèmes techniques, ou la mise en place de solutions décentralisées, miniaturisées, voire individualisées à l’échelle des immeubles, îlots et quartiers.
La ville sobre, concept émergent, fait office de « troisième voie », entre ces deux modèles.
Cette notion de sobriété se fonde sur un principe d’optimisation. Il consiste à limiter la pression exercée sur les ressources naturelles à travers des échanges circulaires et du recyclage, qui supposent la mise en place de nouvelles coordinations aussi bien à une échelle micro (bâtiment, îlot, quartier) que macro (métropole fonctionnelle).
Concrètement, la recherche de solutions dans la manière d’organiser la gestion des espaces urbains se traduit par une effervescence dans les techniques de traitement des eaux usées, de stockage et de récupération d’énergie, de production et d’analyse des données.
Une équipe de chercheurs (sociologues, géographes, politistes, économistes, ingénieurs) a conduit une enquête dans différents secteurs (eau, déchets, énergie) de neuf métropoles, pour en tirer des leçons. Voici une partie de leurs résultats.
Le premier constat des chercheurs porte sur l’ambiguïté de la notion de sobriété. En effet, ses contours sont indéfinis, caractérisés par le foisonnement d’initiatives, de projets et de slogans. Il existe autant de définitions de la sobriété que d’expériences, certaines apparentées à du greenwashing ou à une volonté de positionnement d’une marque qui se veut « sobre et smart ». D’autres sont quant à elles à l’origine de transformations en profondeur de la manière de concevoir et de gérer les services des collectivités.
L’intérêt pour les pratiques et les technologies censées mener à la ville sobre existe bel et bien dans de nombreuses municipalités. Il se concrétise par des solutions résultant de la rencontre d’acteurs porteurs de projet de réforme avec des opérateurs privés de l’industrie ou des services.
Malgré ce constat, les résultats restent globalement en demi-teinte. Les enquêtes de terrain soulignent le décalage entre les ambitions politiques affichées et les résultats obtenus sur la base de ces projets ponctuels et des nouvelles technologies du numérique. De plus, ces expériences restent généralement à petite échelle, localisées dans des services urbains bien particuliers (stations de biogaz permettant des symbioses déchets/énergie à Genève ou Vancouver, par exemple).
À ces expériences, s’ajoutent des projets plus larges, comme la multiplication de proto-quartiers durables en Chine, qui tentent de concilier des besoins de croissance élevée avec la lutte contre les pollutions.
Les enquêtes montrent aussi que le cheminement vers la sobriété pousse les villes à mieux se coordonner entre services, notamment pour le partage d’informations. Celles-ci sont collectées à partir de capteurs, placés à différents endroits stratégiques des villes, pour fournir des données qui informent en temps réel sur les usages et les niveaux de consommation des ressources.
Les chercheurs observent aussi la généralisation de méthodes comme les analyses en cycle de vie, bilans carbone et empreintes écologiques qui structurent les choix d’investissement.
Selon l’étude, plusieurs motivations poussent les villes à lancer une telle démarche vers la sobriété :
- la volonté de limiter les externalités négatives de la croissance économique, et d’en valoriser certaines à travers des symbioses déchets/énergie ou eaux usées/énergie ;
- le souhait de conforter un projet politique d’autonomie au sein du territoire national, comme dans le canton de Genève, ou d’affirmation de l’indépendance nationale, comme à Singapour ;
- l’urgence environnementale causée par l’accumulation des sources de pollution et les perspectives de stress hydrique en contexte de changement climatique, à Lima, Windhoek et Delhi, par exemple.
L’un des enseignements principaux de cette étude est de montrer qu’une démarche comparative et interdisciplinaire est particulièrement fructueuse pour analyser le développement de la ville sobre. Cela permet ainsi de questionner les enjeux économiques, politiques, sociaux de ces stratégies locales à l’échelle de la ville, voire de la métropole.
Cette approche montre également le besoin de coordination entre les différents services d’une collectivité pour avoir une vision transversale et mieux développer des solutions pérennes et efficaces. Des difficultés subsistent, dues à la fragmentation et l’imbrication des niveaux de décision et des compétences au sein d’un même territoire.
Enfin, l’injonction à la sobriété contribue à repenser les termes du débat sur la redistribution des ressources et de la croissance. De fait, si la sobriété ne bénéficie pas automatiquement aux populations les plus démunies, ni ne répond à des objectifs de préservation des ressources, elle invite néanmoins les acteurs en compétition à redéfinir leur capacité d’accès à la ressource. En cela, la marche vers les villes sobres est porteuse d’une recomposition des rapports politiques, économiques et sociaux dans les villes.